Repenser la sphère de l’éducation et de la formation en partant des territoires.


Le Manifeste élaboré par un collectif large et soutenu par l'appel dans Le Monde le 6 février 2024 :

Le Monde, Publié le 06 février 2024
« Le système éducatif mérite de profondes transformations,
mais pas en regardant dans le rétroviseur »

Un collectif de chercheurs et d’experts du monde scolaire, comme François Dubet, Pierre Kahn ou Bruno Robbes, et le collectif Osons les territoires invitent, dans une tribune au « Monde », à refonder l’école à partir des réalités locales plutôt que de chercher un consensus uniforme et vain.

Un consensus unit la société : le système éducatif hérité de la IIIe République, du collège unique, de la scolarisation obligatoire de 3 à 16 ans, doit être profondément réformé. Mais le consensus s’arrête là. Les discours de Gabriel Attal et d’Emmanuel Macron [le 16 janvier] fixent un cap : en arrière toute, pour retrouver l’école fantasmée d’hier, au service de la République une et indivisible, laïque, forgeant les citoyens d’une France éternelle de l’ordre et du progrès. Le tout par des mesures improvisées, décrétées par une micro-élite formée dans des écoles privées haut de gamme, devant être immédiatement appliquées par tous les enseignants, dans la plus parfaite ignorance de leurs contraintes. Mesures supposées régénérer une école publique qui aurait failli à fabriquer des vrais petits Français exaltés à l’idée qu’un sang impur abreuve nos sillons.
Que tout le système de formation, de l’enfance à la vieillesse, mérite de profondes transformations, les 140 premiers experts signataires du manifeste « Repenser l’éducation par et pour les territoires : le temps de l’éducation globale, vivante et permanente est venu » en sont convaincus. Mais certainement pas en regardant dans le rétroviseur. Il nous faut plutôt nous projeter hardiment dans l’avenir.
En avant toute ! En partant de la réalité interculturelle de nos jeunes ; en mesurant les défis à relever dans les cinquante ans à venir (transition écologique et sociale, évolutions techniques et émergence d’une société mondiale) et en identifiant les futurs métiers, les savoir-être et savoir-faire indispensables ; en disant quelle société nous voulons bâtir, et le tout sans craindre de nous inspirer des pays qui font preuve, à travers les enquêtes internationales PISA, d’une efficacité bien supérieure à la nôtre. Tant sous l’angle des savoirs acquis que sous l’angle de l’équité sociale.
Métamorphose
Notre manifeste ne propose pas de potion magique pour l’école mais des lignes directrices susceptibles de contribuer au grand débat démocratique que mérite le sujet et que nous appelons de nos vœux. Car que reste-t-il de la démocratie si la question de l’avenir de nos enfants en est soustraite ?
Comment font les meilleurs, souvent de petite taille, comme l’Estonie, championne européenne en titre en performance et en non-reproduction sociale inégalitaire ? Elle s’est attaquée depuis 1991 à la réinvention de son système éducatif. « L’autonomie en matière d’éducation constitue une valeur fondamentale qui conduit à de meilleurs résultats », expliquait récemment la ministre de l’éducation estonienne, Kristina Kallas, dans un entretien au Grand Continent.
Et ce ne sont pas des mots creux. De 7 à 15 ans, les primaire et collège sont regroupés en une seule « école de base » sans aucune sélection avant 16 ans. L’Etat définit l’objectif d’un tronc commun, aux équipes éducatives de définir les méthodes et les outils pédagogiques. Après l’école, qui finit vers 14 heures, les « écoles de loisirs » ont un financement public à 100 % pouvant intégrer les transports pour se rendre à l’activité. Quel fossé entre la confiance faite en Estonie aux communautés éducatives et notre modèle centralisé, enfermé dans un découpage en disciplines, et où l’égalité républicaine formelle dont on se gargarise produit des inégalités sociales supérieures à la plupart des pays de l’OCDE !
Quand, en juillet 2023, des jeunes en viennent à brûler leurs propres écoles, y voyant le symbole d’un Etat et d’une société qu’ils rejettent et non leur maison commune, discourir sur le pacte républicain, la laïcité et la transmission des savoirs fondamentaux ne suffira pas à éteindre le feu. Nous voulons soumettre à débat une métamorphose du système éducatif en réponse à celle de notre société.
Par et pour les territoires
Notre système actuel est un condensé de coupures : entre temps scolaire et non scolaire ; entre classes, cycles, disciplines ; entre savoirs, savoir-faire et savoir-être ; entre concepts et vécu, raison et émotions ; entre formation des enseignants et aptitudes que l’on attend d’eux ; entre professionnels et parents, eux-mêmes parfois peu préparés à leur rôle ; entre éducation initiale et formation tout au long de la vie.
Ces coupures ont sacrifié la gestion des relations interpersonnelles au nom de l’efficacité opérationnelle. Ce n’est pas remédiable dans un système centralisé. C’est par et pour les territoires – c’est-à-dire les bassins de vie – qu’il faut repartir pour reconstruire un système éducatif cohérent, de la naissance à la vieillesse, dépassant, grâce au concours de tous les acteurs, les multiples coupures dont nous souffrons aujourd’hui. Point d’application par excellence du principe de subsidiarité active où des lignes directrices, fixées en commun et que chacun traduit au mieux des réalités locales, se substituent à des directives uniformes.


Signataires : François Dubet, professeur émérite à l’université de Bordeaux, sociologue de l’éducation. Il est notamment l’auteur, avec Marie Duru-Bellat, de L’école peut-elle sauver la démocratie ? (Seuil, 2020) ; Roger François Gauthier, inspecteur général de l’administration de l’éducation nationale, professeur d’université, membre fondateur du Collectif d’interpellation du curriculum, auteur de Crise des programmes scolaires. Vers une école de la conscience (Berger-Levrault, 2019) ; Pierre Kahn, professeur émérite de sciences de l’éducation à l’université de Caen ; Bruno Robbes, professeur en sciences de l’éducation à l’université de Cergy-Pontoise, auteur de L’Autorité enseignante. Approche clinique (Champ social, 2016).

Les membres du collectif Osons les territoires, auteurs du manifeste « Repenser l’éducation par et pour les territoires » (2023) : Béatrice Barras, Jacques Brégeon, Pierre Calame, Pierre Caro, Jean-Pascal Derumier, Bernard Fortier, Martine Guérin, Kristina Hakala, Claire et Marc Héber-Suffrin, Armel Huet, Robert Jestin, Cindy Nadaud, Richard Pétris, Jacques Pinchard, Armel Prieur, Isabelle Sorbelli, Patrick Waeles.

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Juste avant, c'est Ouest France qui a publié la tribune de Jacques Pinchard, Pierre Calame et Armel Huet le 22 janvier 2024

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Appel du collectif « Osons les territoires ! ». Novembre 2022


Nos sociétés vont devoir faire face à des défis immenses et inédits : l'interdépendance entre les sociétés au niveau mondial, le réchauffement climatique, le vieillissement de la population, le renouvellement du modèle économique, pour ne citer que quelques uns. Pour relever ces défis nous devons nous doter d'une capacité collective à les comprendre et à les affronter. On entend par « capacité collective » d'une part la combinaison des compétences individuelles, d'autre part les capacités à coopérer.


Le fossé entre l'accumulation des connaissances et techniques et notre capacité à faire face aux défis communs illustre la crise des modalités d'acquisition et de transmission des savoirs, savoir être et savoir faire, ce que l’on pourrait qualifier de sphère de l’éducation et de la formation, qui englobe les institutions formelles de transmission des connaissances, depuis l'enfance et tout au long de la vie, et, plus largement, tous les processus d'acquisition de compétences, tous les processus de transmission des valeurs et des savoir faire que met en œuvre la société.


Nos crises, comme le souligne le Manifeste « Osons les territoires ! » sont des crises multiformes des relations, y compris, pour chacun d’entre nous, les relations entre émotion et raison, réflexion et action. Nous devons, pour y faire face, nous laisser guider par la boussole de la seconde modernité qui inspire la création ou recréation des relations dans tous les domaines.


Relever les défis implique l’invention ou l’acquisition des compétences individuelles et collectives, des savoir faire et savoir être nécessaires pour les comprendre, assumer nos responsabilités à leur égard et agir ensemble pour y répondre. Invention ou acquisition qui se situent à différents horizons : depuis la nécessité de former rapidement des professionnels capables de comprendre et relever les défis  jusqu’à la formation des générations futures, de la petite enfance au grand âge.


Une juxtaposition de réformes des différentes composantes de la sphère de l’éducation et de la formation ne suffit pas. C’est d’une approche intégrée de sa transformation dont nous avons besoin.


Le territoire, bassin de vie ou d'emploi, espace où se déroule l'essentiel de la vie de la société et écosystème d'acteurs susceptibles de coopérer entre eux, est le niveau privilégié pour concevoir et transformer de façon intégrée l'ensemble de la sphère de l’éducation et de la formation car c'est un espace privilégié reconstruction des relations, d’exercice des responsabilités mutuelles des acteurs les uns vis à vis des autres, d’association des savoirs, savoir faire et savoir être, de prise en compte des besoins à court et long terme de la société.


Chaque territoire est traversé par des défis mondiaux qui sont tous « glocaux », c'est à dire à la fois mondiaux et locaux. C’est aussi un espace privilégié pour la compréhension systémique de la société, pour l'apprentissage et le déploiement de la coopération, pour l’association de la pensée et de l'action. On peut même dire qu’une « ville intelligente » est avant tout une ville qui rend ses citoyens intelligents parce qu’elle leur offre mille occasions de développer une compréhension collective des enjeux et de s’en saisir ensemble, faisant du territoire une occasion permanente d'apprentissages formels et informels tout au long de la vie comme cherche à le promouvoir l’UNESCO avec le réseau des villes apprenantes.


Forts de ce constat, nous pensons qu'il faut aborder la transformation de la sphère de l’éducation et de la formation non par une démarche descendante par laquelle l'État définirait un ensemble de réformes, à charge pour les territoires de les mettre en œuvre mais, au contraire, par une démarche ascendante, en application du principe de subsidiarité active : chaque territoire construit sa propre compréhension de la sphère actuelle, définit ce qu’elle devrait devenir pour répondre aux exigences que l'on vient de décrire et esquisse une stratégie de transformation, y compris en interpellant les niveaux national et européen lorsque les blocages se situent à ce niveau. Puis on dégagera à partir de la confrontation de différentes expériences territoriales les principes qui pourraient s'appliquer à tous.


Nous appelons territoires, entreprises, institutions et professionnels de l’éducation et de formation, réseaux de collectivités, d’universités et de la société civile, syndicats patronaux et de salariés...

Nous les appelons à se joindre au collectif « Osons les territoires ! » pour porter cette ambition et des propositions concrètes de réforme à l’occasion des travaux du Conseil national de refondation.


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