Une  boussole : reconstruire la relation 

1. Une  boussole au service d’une stratégie à long terme

Dans un monde interdépendant, peuplé d’incertitudes, prétendre à l’échelle d’un seul pays planifier son action à long terme serait présomptueux. Se résigner, du fait des incertitudes, à agir à court terme et se laisser ballotter par les évènements serait plus dangereux encore. Car, disait le philosophe latin Sénèque, il n’y a pas de bon vent pour le marin qui ne sait où il va. C’est  d’une stratégie à long terme dont nous avons besoin ; d’une boussole inscrivant notre action dans le fil de l’histoire longue pour tracer de nouvelles perspectives  de l’humanité, pour ensuite traduire cette stratégie en programmes d’action de cinq ans, en prenant en compte l’évolution des évènements, l’apparition d’obstacles ou opportunités dont nous ne sommes pas maîtres.. 

Cette boussole fait défaut dans le débat politique actuel. On peut néanmoins déduire des discours et programmes avancés par les différents candidats à la Présidence  cinq boussoles en concurrence 

- la boussole « technologique ». Elle postule, dans le droit fil de l’Appel d’Heidelberg de 1992 , que tous les problèmes résultant du développement de la science et de la technique, moteur du modèle industriel et productiviste actuel, seront résolus par plus de science et de technique encore. Nul besoin de faire évoluer notre mode de vie ou de repenser en profondeur nos modèles économiques, seule compte la capacité d’innovation technologique;

- la boussole étatiste. Elle confie à l ‘Etat le soin de protéger et de transformer la société et met en avant les vertus d’autorité sans reconnaître que les Etats ne sont plus la bonne échelle pour traiter la plupart des questions dont dépend notre avenir  et sans prendre en considération la vitalité de la société et l’aspiration de nombreux jeunes à s’engager, mais en dehors des structures partisanes traditionnelles ;

- la boussole identitaire et souverainiste. Elle prend acte de l’anxiété que suscite dans une partie de la société le bouleversement des rapports de force dans le monde et le déclassement qui en résulte des « cols bleus » et d’une partie de la classe moyenne ; elle entretient l’illusion que le repli sur le territoire national, une identité fantasmée et l’égoïsme national hissé au rang de vertu suffiront à enrayer ce déclassement et assureront une protection efficace contre le grand vent de la globalisation économique ;

- la boussole des droits humains. Elle voit dans la reconnaissance, la multiplication et le respect des droits économiques, sociaux, environnementaux, culturels et genrés la condition nécessaire et suffisante à la  cohésion de la société  et le moteur du progrès, faisant l’impasse sur le fait que c’est l’équilibre entre droits et responsabilités qui est le ciment de toute communauté. Chacun finit par ne voir que les droits qui lui sont déniés et se pose en victime de ce déni sans reconnaître  qu’on ne peut construire une société sur la concurrence entre droits contradictoires entre eux ;

- la boussole de la décroissance. Elle prend acte de l’impasse du modèle productiviste et du risque d’effondrement écologique de la planète et souligne la nécessaire évolution de nos modes de vie mais ne parvient pas à concevoir les conditions à réunir pour que la décroissance des prélèvements et rejets dans la biosphère s’accompagne d’un développement du bien-être de tous.

Aucune de ces boussole ne suffira à nous guider et à résoudre les défis du vingt et unième siècle, qui sont pour la plupart mondiaux. Faute de véritable boussole  les programmes des candidats mettent bout à bout des mesures nationales, chiffrées pour donner l’illusion de leur caractère concret, dont l’expérience des dernières décennies montre qu’elles se révèlent souvent irréalistes et difficiles à financer ou à mettre en œuvre. Ni la fuite en avant dans l’innovation technologique, ni l’illusion d’un Etat tout puissant,  ni le repli  derrière les frontières, ni l’addition des droits,  ni la décroissance ne peut redonner un sens à l’action collective.

D’après les enquêtes, une proportion significative des jeunes se résigne déjà à un grand effondrement, convaincue que la société ne sera pas capable de le prévenir. Répondre à cette désespérance, c’est affirmer que malgré la complexité du monde actuel il est  possible, au prix d’un  effort collectif de renouvellement de notre pensée, de virer de bord, de proposer un « grand récit » mobilisateur du vingt et unième siècle dans lequel chacun puisse trouver sa place. Ce récit s’inscrit dans l’histoire longue de nos sociétés et de l’humanité tout entière.

 Inventer l’avenir en commun part du constat que le cadre conceptuel et institutionnel hérité du passé et dans lequel nous nous enfermons, qu’il s’agisse de l’État, de la démocratie représentative, des systèmes juridiques, de nos modèles économiques, de nos acteurs a été une réponse aux défis des sociétés de leur époque. La plupart sont les fruits de la modernité occidentale  et de ce que l’on a appelé le Siècle des Lumières. A nous de partir des défis nouveaux auxquels nous sommes confrontés pour faire preuve de la même créativité pour faire advenir un nouveau Siècle des Lumières. Parfois, on pourra s’inspirer d’anciennes réponses, comme dans le cas de l’économie où, face à la rareté des ressources de la biosphère et à  la nécessité d’en préserver l’intégrité, nous revenons aux sources de ce que l’on appelait autrefois l’œconomie : l’art d’assurer le bien être de tous dans le respect des limites de la biosphère. Et, parfois nous faisons face à des réalités complètement nouvelles, comme le caractère irréversible des interdépendances entre sociétés au niveau mondial, et il faut alors innover hardiment. 

2. Un fil directeur : Les crises du monde moderne sont des crises de la relation

Ce fil directeur surprendra certains car il n’est pas conforme aux idéologies qui ont structuré le débat politique pendant des décennies : capitalisme et communisme, jacobins et décentralisateurs, souverainistes et internationalistes, partisans de l’interventionnisme étatique et partisans du laisser faire, etc...Il ne prétend pas tout expliquer ou se substituer à ces débats classiques, dont beaucoup gardent leur raison d’être, mais d’en proposer une lecture décalée.

La modernité occidentale, dont le Siècle des Lumières en France a été le symbole, a profondément structuré nos sensibilités, nos méthodes, nos institutions. Associer à cette modernité la crise actuelle des relations ne vise pas à inventer un passé mythique, un âge d’or pré-moderne et pré-industriel où tout était harmonie. Depuis la seconde guerre mondiale et malgré la pandémie actuelle nous avons été protégés des trois grands fléaux de l’humanité, la guerre, la famine et les grandes épidémies. Nous nous bornons à dire que nous héritons de cette modernité, qu’elle révèle ses limites, qu’il faut parvenir aujourd’hui à dépasser, et qu’un bon moyen de décrire ces limites est d’y repérer une crise multiforme des relations. Il faut donc en identifier les manifestations et en comprendre la logique.

La crise des relations se manifeste de différentes manières. C’est d’abord une crise de la relation  entre l’humanité et la biosphère dont les dérèglements climatiques sont une des expressions. C’est, ensuite, une crise des relations entre les personnes,  avec la perte de cohésion sociale, de confiance mutuelle, de solidarité qui se double aujourd’hui d’une crise de confiance entre les personnes et les institutions, crise que le système de redistribution publique mis en place au fil des décennies pour remplacer la charité privée se révèle incapable de compenser. C’est en troisième lieu une crise des relations entre les sociétés avec l’impuissance des Etats souverains, conceptualisés au dix septième siècle et supposés n’avoir à rendre compte qu’à leurs citoyens,  à gérer les biens communs mondiaux. C’est, enfin une crise des relations qui traverse chacun d’entre nous avec la difficulté à concilier nos valeurs, nos convictions et nos actes ; le sentiment croissant que les emplois offerts ne satisfont pas la quête de sens en est une expression. 

Crise des relations ne signifie pas, bien entendu, que les relations n’existent pas mais qu’elles ne sont pas satisfaisantes ou appropriées à la nature de nos défis, qu’elles sont souvent dissymétriques, qu’il n’y a pas de véritable contrat social entre les différents types d’acteurs et l’ensemble de la société, qu’elles sont marquées ou par les égoïsmes ou par la dissymétrie ou par un esprit de domination, sur les autres et sur la nature, par le désir d’instrumentaliser les autres à notre profit, par le vertige de notre propre puissance. Notre monde moderne a fondé son efficacité opérationnelle sur l’art de séparer plutôt que d’unir et sur des mécanismes de domination plutôt que de coopération. 

Séparation entre l’humanité et le reste du monde vivant. De toute éternité, la relation entre les humains et le reste du monde vivant s’est situé entre deux pôles : l’humanité est partie intégrante du monde vivant et n’y a pas de statut particulier ; l’humanité a la capacité intellectuelle d’exploiter à son profit les ressources du vivant mais dans une forme de contrat social visible par exemple dans l’élevage traditionnel . Le propre de la modernité est d’avoir basculé vers un des pôles, réduisant le reste de la biosphère au statut de ressources à exploiter, dont l’homme est « maître et possesseur ».

Dans le domaine de la gouvernance, l’efficacité opérationnelle est  attendue de la segmentation des institutions et des politiques publiques. Cette efficacité est réelle à court terme mais aujourd’hui ses effets pervers sont particulièrement visibles. Il est significatif par exemple que lors de la Convention de citoyens pour le climat, les experts ont écarté une proposition citoyenne phare : exiger une cohérence des politiques publiques. Chaque politique sectorielle finit par satisfaire une clientèle particulière perdant de vue l’intérêt général. Et la multiplication des lois dont chacune vise un problème particulier va dans le même sens. La décentralisation née des lois de 1982-1983 n’a fait qu’accroître la segmentation : la thèse qui a prévalu à l’époque est qu’il fallait doter chaque niveau de collectivité de compétences exclusives, au détriment de la nécessaire coopération entre niveaux de gouvernance. 

Dans le domaine économique, nous avons fait reposer l’efficacité économique sur la concurrence, sur une illusoire main invisible du marché par laquelle magiquement le bien commun naîtrait de la poursuite par chacun de son intérêt personnel. Cette spécialisation de chaque type d’acteur se double de l’illusion que l’activité économique est isolable du reste du fonctionnement de la société, avec ses propres critères d’efficacité comme le PIB. Et dans le champ financier, où c’est la relation de confiance entre acteurs qui garantissait le respect des contrats,  nous avons fondé la sécurité sur la fluidité des transactions, sur notre possibilité à nous retirer à tout instant de la relation.

Les sciences et techniques ont progressé en se séparant progressivement de la théologie, en se dotant de ses propres méthodes de validation et en se subdivisant en disciplines. Difficile de nier l’efficacité opérationnelle de cette démarche mais force est de constater d’une part que la recherche scientifique s’est à maints égards autonomisée de la société, que le contrat social qui reliait le milieu scientifique au reste de la société s’est érodé ,  et que progressivement les personnes se trouvent dépossédées de leur propre destin, y compris de leur propre mort au profit d’institutions.

L’éducation reflète cette segmentation des sciences et des techniques et la cloison dressée entre éthique et technique, contribuant à l’individualisme croissant des société en privilégiant presque exclusivement, du moins en France, le savoir au détriment de l’engagement, la concurrence au détriment de la coopération.

Au plan des valeurs et du droit, on observe, en particulier depuis la seconde guerre mondiale, une primauté voire une exclusivité des droits, qui pris seuls isolent, au détriment des responsabilités qui unissent.

3. Une boussole : créer, recréer ou réparer la relation

La boussole découle du diagnostic de la crise des relations. Elle doit guider à la fois les valeurs, le droit, l’économie, le rôle des différents acteurs

1. les acteurs à promouvoir sont ceux qui sont les mieux à même de penser et construire les relations. Les  acteurs « pivot » du vingtième siècle, ceux qui ont organisé autour d’eux le système économique, social et politique, l’État et la grande entreprise, sont l’incarnation d’une efficacité opérationnelle obtenue au prix du sacrifice de la relation. Les acteurs pivot du vingt et unième siècle sont ceux qui sont capables d’organiser les relations. Ce sont: les « territoires », d’un côté, qui sont en capacité de relier entre économie, société et l’environnement, de faciliter les relations entre les personnes et les groupes sociaux, d’organiser les coopérations entre différents types d’acteurs autour d’un projet commun ;qui jouent un rôle décisif dans l’organisation des relations entre les personnes et entre les différents types d’acteurs politiques économiques et sociaux ; les « filières internationales de production », aussi appelées chaînes d’approvisionnement ou chaînes de valeur,  qui organisent les relations entre la myriade d’acteurs économiques concourant à la production dans un monde globalisé. A la différence des acteurs précédents, territoires et filières ne sont pas des « institutions » au sens classique du terme mais plutôt des acteurs collectifs amenés à organiser les relations en leur sein  . Les territoires, acteurs majeurs de la vie sociale et politique jusqu’au dix huitième siècle, avaient vu pendant les deux siècles suivant leur rôle décliner au profit de l’État. On peut parler à leur sujet de « revanche des territoires ».

2. la coopération entre les acteurs  et l’approche systémique doivent être promus dans la gouvernance. Ceci se manifeste  dans trois domaines  :

- la  philosophie et les méthodes de la gouvernance à multi-niveaux. Aucun problème de société ne peut se traiter à une seule échelle de gouvernance. Ce sont les principes de coopération entre les différentes échelles, du mondial au local, qui déterminent l’efficacité de la gouvernance et non le partage étanche des compétences entre chaque niveau  ;

-le développement d’approches systémiques dans les institutions publiques pour sortir des politiques « en silo » ;

- la généralisation de la démocratie délibérative, pour recréer une culture du dialogue apaisé et de la recherche de consensus  entre citoyens informés, mise à mal par l’exagération théâtrale des oppositions partisanes et plus récemment par les réseaux sociaux.

3. L’éducation doit être réformée et son premier rôle doit être de développer une compréhension globale du monde et la conscience de la responsabilité de chacun. Il ne suffit plus de juxtaposer des enseignements par discipline, il faut les relier entre eux, enraciner les apprentissages dans les réalités d’un territoire, faire découvrir la joie d’être acteur de sa vie et de la société en y assumant des responsabilités. La transition vers des sociétés socialement et écologiquement durable n’est pas une discipline s’ajoutant aux autres mais un fil directeur commun à toutes. Cette compréhension globale ne peut pas s'entendre dans un cadre d'apprentissage individuel visant à reproduire des savoirs figés, mais en visant l'émancipation et le travail collectif.

4. les moyens de la cohésion sociale doivent être redéfinis

- le contrat social, reconnaissance des droits et responsabilités des différents acteurs, est le fondement de la société. Un tel contrat, implicite ou explicite a existé pour toutes les grandes institutions publiques et privée mais il est souvent dépassé et doit être réinventé;

- l’utilité sociale est le fondement des relations de chacun de nous à l’ensemble de la société. Au nom du droit à la dignité et avec le souvenir négatif laissé par la « mise au travail des pauvres » au dix-neuvième siècle, on voit fleurir les projets de revenu d‘existence inconditionnels. Louables intentions mais qui renvoient les personnes à un statut de purs consommateurs, là où ce sont les relations humaines qu’il faut promouvoir. C’est à l’échelle des territoires, que l’on peut offrir à chacun une place contributive à la société, organiser la coopération entre acteurs pour ne laisser personne de côté : pactes locaux de lutte contre l’exclusion, territoires zéro chômeur,  revenu de transition écologique ;

- les personnes, y compris au plus grand âge doivent se réapproprier leur corps et leur destinée, dont ils sont progressivement dépossédés par des institutions médicales elles mêmes scindées en disciplines qui peinent à aborder l’être humain dans sa globalité.

5. la relation entre humanité et biosphère doit être rééquilibrée

- il est inéluctable de faire de la préservation des conditions de vie sur terre, donc du respect des limites de la biosphère un impératif catégorique s’imposant à toutes les politiques publique. La responsabilité de tous les acteurs publics et privés s’y trouve engagée, conduisant par exemple dans le domaine du climat à fixer une obligation annuelle de réduction de l’empreinte écologique des sociétés ;

- l’économie doit redevenir l’œconomie, l’art de créer du bien être pour tous dans le respect des limites de notre environnement ;. 

- la sobriété heureuse est inséparable de la recherche de l’épanouissement de chacun. Ce sont les notions mêmes de bonheur et de développement, l’imaginaire de nos sociétés qu’il faut faire évoluer pour que le  lien l’emporte sur le bien ;

- l’agroécologie doit devenir la référence de l’agriculture. L’agriculture dite moderne, fondée sur la chimie, inspirée par l’économie industrielle épuise les sols, mobilise massivement l’énergie fossile, s’affranchit des conditions du milieu. Sous l’apparence de la technicité c’est une agriculture de l’ignorance des écosystèmes. Symbole aujourd’hui  de la crise des relations, l’agriculture doit au contraire devenir au sein de l’œconomie le symbole de la capacité nouvelle à gérer et enrichir les relations, un modèle de gestion de la complexité ;

- le rationnement des biens rares doit devenir la norme. L’économie du vingtième siècle ignore la notion de rareté et en France, en raison des humiliations de la dernière guerre, le rationnement est rejeté dans l’obscurité, est réputé « invendable » à l’opinion publique. Or la gestion de la rareté par les prix est le meilleur moyen de réserver aux plus riches la jouissance des ressources rares. Là où il y a limite de la biosphère, le rationnement, c’est à dire la recherche de l’équité dans la répartition d’une ressource rare doit devenir la règle.


6. les relations entre les sociétés ne peuvent plus être incarnées par celles qui existent entre Etats souverains .Il est urgent qu’émerge au plan mondial la conscience d’une communauté de destin et cette émergence ne peut découler que du dialogue entre les peuples, entre les sociétés, sur les réponses à apporter aux défis communs, dont le climat et la biodiversité sont des exemples.